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Bonheur et vertu

20 mai 2010

Peut-on être heureux sans être vertueux?

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Quentin Dittrich-Lagadec (04/2010)


       Poser la question de la possibilité du bonheur sans la vertu semble impliquer qu'être vertueux rend nécessairement heureux. C'est du moins ce qu'ont enseigné bon nombre de sagesses des Anciens. La notion de vertu a certes évolué dans le temps. Dans la Grèce antique, la vertu était d'abord l'apanage du sage, elle correspondait à la prudence et à la tempérance. Pour les Romains, la vertu était synonyme à la fois de courage et de piété. Dans le christianisme, la vertu exige de l'homme de foi qu'il agisse moralement en toute conscience, tout en demeurant chaste. Dans tous les cas, la vertu demande un effort, elle impose une discipline sur le corps et l'esprit, contraignant les passions. Or, le bonheur, dans les représentations courantes, correspond à l'accomplissement d'un projet de vie, librement déterminé par chacun. Ce qui pourrait bien signifier laisser libre cours à ses pulsions et également se désintéresser d'autrui.

       Parvenir à un état de satisfaction élevée et durable n'exige-t-il pas non seulement de contenir ses passions et éviter les excès, mais surtout agir dans le respect d'autrui? On répondra à cette problématique en trois parties: l'absence de trouble requiert la maîtrise de soi; mais cet idéal ascétique est insupportable pour l'individu en quête de volupté; à moins que le bonheur véritable ne soit conditionné par un engagement éthique de soi.


       Les sages antiques ont donné une définition particulière du bonheur, à bien des égards éloignée des conceptions contemporaines les plus répandues. Le bonheur est décrit comme un état de paix, de tranquillité. Le corps est au repos et surtout, l'âme n'est pas secouée de vives impulsions. Cet état de plénitude est ainsi caractérisé par l'ataraxie, l'absence de trouble, à laquelle Epictète ajoute l'apatheia, l'absence de passion. Dans cet état de stabilité, on ne souffre ni du manque, ni de l'excès. L'individu, être mortel, fugace, propulsé dans le cosmos éternel, plongé dans un devenir incertain, est parvenu à trouver l'harmonie au sein du Tout. Dans son poème De la nature des choses, Lucrèce donne une belle illustration de cet état de bonheur: « il n'y a rien de plus doux que de tenir les hauts lieux fortifiés par la science des sages, les séjours pacifiques d'où l'on peut voir errer les hommes qui cherchent à l'aveugle le chemin de la vie, qui rivalisent de noblesse, de génie, qui nuit et jour s'efforcent, par un travail sans égal, d'arriver au sommet de la fortune ou de s'emparer du pouvoir. » Le bienheureux prend d'autant plus conscience de sa sérénité lorsqu'il contemple les autres hommes dévorés par le désir de richesses et de gloire, au lieu de goûter aux joies simples et naturelles que procure une vie contemplative. Or, comme le sous-entend Lucrèce, une telle vie n'est pas réservée à tous.

       Si tout le monde possède naturellement la faculté d'être heureux, la plupart des hommes n'actualisent pas cette puissance et demeurent dans le trouble. Y accéder exige une grande maîtrise de soi et seuls les sages semblent y parvenir. Épicure enseigne ainsi qu'il faut se contenter des plaisirs naturels et nécessaires pour être heureux, c'est-à-dire  ceux qui sont indispensables à la survie. Il déclare ainsi dans la lettre à Ménécée « nous méprisons bien des plaisirs lorsqu'ils doivent avoir pour suite des désagréments qui les surpassent. » Pour les Stoïciens, si nous n'avons pas prise sur les évènements extérieurs, en revanche nous devons rester maîtres de nous-mêmes, dominer nos pulsions pour éviter qu'elles ne nous rendent malheureux. Cicéron tenta ainsi de surpasser la tristesse terrible que lui causa le décès de sa fille, afin de ne pas sombrer dans le désespoir. Être heureux est donc un exercice bien difficile.

        Il y aurait ainsi adéquation entre bonheur et vertu. De même que le bonheur est absence de manque et en même temps absence d'excès, la vertu « est un milieu entre deux vices, l'un par excès, l'autre par défaut » (Aristote, éthique à Nicomaque, 1109a-20). Il correspondent tous deux à une attitude de tempérance, de modération. Pour être heureux, il faut donc être vertueux, c'est-à-dire rechercher le Bien pour lui-même. Il faut accomplir des actes justes, sans arrière-pensées, c'est-à-dire avec des intentions morales et justes, mais également en agissant de manière rationnelle et réfléchie, afin de parvenir au mieux à nos buts moraux, en accordant les fins et les moyens selon des principes de justice. On n'a pas le droit d'être maladroit lorsque le Bien est en jeu; en ce sens, la vertu est avant tout une pratique; elle est la moralité en acte et pas seulement en intention. Ainsi, en recherchant le Bien et en accomplissant des actes justes, l'homme vertueux devrait parvenir au Bonheur. Mais une telle conception ne contredit-elle pas toutes les aspirations individuelles? Accorder ainsi le bonheur à la moralité n'impose-t-il pas trop d'exigences aux individus?


       Les sagesses antiques apportent une vision bien austère du bonheur. Plutôt qu'à un état de satisfaction, de contentement, le bonheur des philosophes ressemble au non-Être du sage oriental, libéré du cycle infernal du karma, et par là même de toute sensation, ou encore à la grâce divine à laquelle aspire le cénobite reclus loin des tentations. C'est en ce sens que Friedrich Nietzsche dénonce les sagesses antiques comme « idéaux ascétiques », préfigurant le christianisme. Dans la généalogie de la morale, il récusait toutes les formes de vertus, qui sont autant de chaînes morales qui viennent emprisonner le corps. Les individus sont en réalité mus par la volonté de puissance, une impulsion instinctive à déployer sa force. Les règles morales, qui visent à contenir les passions, constituent ainsi autant de sources de dérèglements physiologiques à l'origine de souffrances psychiques. Sigmund Freud ne fera que traduire ces concepts dans le langage médical: un refoulement excessif des pulsions naturelles est à l'origine des névroses chez les malades psychiatriques.

          La vertu n'est donc non seulement pas nécessaire au bonheur, mais elle s'y oppose. En faisant de la vertu la condition du bonheur, on ordonne celui-ci à la moralité. Il en ressort une conception du bonheur universelle (absence de troubles) mais abstraite (est heureux le sujet qui se conforme à l'idée de Bien). Chercher un critère absolu du bonheur est illusoire. La définition du bonheur semble bien plutôt relative à chacun, abandonnée à la subjectivité. Face à l'idée que les hommes devraient se conformer à une morale transcendante, la modernité a vu émerger l'idée que l'individu est libre de se déterminer lui-même, de choisir son propre destin. Contrairement à ce qu'avançait Aristote, l'homme n'est pas pourvu d'une nature finalisée, il n'accomplit pas son excellence propre par la vertu. Ainsi, le bonheur ne se trouve pas conditionné par des critères spécifiques préétablis. La modernité voit en ce sens triompher une certaine forme d'hédonisme: les individus trouvent le bonheur dans la recherche et l'accumulation des plaisirs qu'ils choisissent librement1.

          L'individualisme peut s'accommoder d'un certain type de vertu, en tant que réalisation d'une haute tâche, d'un projet que l'on a personnellement élaboré ou auquel on a volontairement consenti. C'est ce que soutient la romancière libertarienne Ayn Rand dans son essai au titre sulfureux la vertu d'égoïsme. Pour elle, la seule valeur qui vaille la peine d'être défendue est sa propre vie: « métaphysiquement, la vie est le seul phénomène qui a une fin en soi. » Ainsi, elle fait de la défense de l'intérêt personnel une noble tâche, qui seule peut apporter le bonheur à l'individu, dénigrant du même coup l'altruisme comme doctrine immorale et avilissante: « vivre pour son propre intérêt signifie que l'accomplissement de son propre bonheur est le plus haut but moral de l'homme. » Une telle conception revient à considérer l'homme comme une pure monade, déconnectée de toute relation sociale. Faire de l'égoïsme une vertu ne risque-t-il pas de replonger les hommes dans « la guerre de tous contre tous » décrite par Hobbes, dans laquelle chacun revendique au nom de son bon plaisir un droit absolu sur toute chose? L'accomplissement du bonheur individuel peut-il se passer de l'éthique?


         Les Anciens conditionnaient le bonheur non seulement à la vertu, mais également au hasard. En effet, la possibilité de saisir son « Kairos », le moment opportun, pour réaliser sa vertu et ainsi trouver le bonheur, était soumise à la chance, au bon vouloir du destin. Les modernes affirment au contraire leur capacité de maîtriser leur destin, de dominer les circonstances, ainsi que Machiavel l'exprimait avec provocation au chapitre XXV du Prince: « il est meilleur d'être impétueux que circonspect, car la fortune est femme, et il est nécessaire, à qui veut la soumettre, de la battre et la rudoyer. » La vertu est d'abord l'expression de la liberté, l'affirmation de la volonté face aux forces de l'histoire. Mais la capacité de se déterminer soi-même, le refus de se voir imposer un autre choix de vie, ne signifient pas pour autant un abandon de toute éthique.

          Si chaque individu recherche le bonheur par l'affirmation de soi, par le développement de ses potentialités, il ne doit pas pour autant négliger ce même attrait chez les autres, et doit prendre en considération les désirs d'autrui. L'homme est en effet condamné à vivre en société; il a besoin du miroir d'autrui pour s'y reconnaître, pour nouer avec lui des liens durables de solidarité, et bâtir ensemble ce que Hannah Arendt appelle « un monde commun », un domaine de l'inter-subjectivité dans lequel sont projetées les représentations de chacun. Son bonheur, l'individu ne peut le trouver dans la vie recluse de l'ermite, ni dans l'exercice abrupt de son pouvoir sur autrui, emporté par un élan tyrannique et égoïste. Chacun doit pouvoir trouver la joie dans la réalisation de ce à quoi son désir l'appelle, sans venir heurter le développement d'autrui. Cette joie individuelle n'en sera qu'augmentée par l'expérience de l'altérité, l'amitié ou l'amour ressentis envers autrui et reçus en retour, tel qu'ils se manifestent en sa présence. On devrait ainsi parvenir à ce que Spinoza appelle un juste « agencement des puissances », qui persévèrent chacune dans leur être sans briser l'épanouissement des autres.

          Ainsi, le bonheur individuel ne peut se trouver dans la quête insensée et indéfinie de tous les désirs égoïstes. La recherche effrénée des plaisirs ne peut conduire qu'au manque et à la frustration. En revanche, parvient avec bien plus d'espoirs à la satisfaction celui qui façonne un projet et le mène à son terme dans le respect et la fraternité d'autrui, affirmant par là son sentiment d'appartenance au groupe duquel il dépend, sa jouissance du lieu dans lequel il s'inscrit. C'est en ce sens que Søren Kierkegaard oppose une vision esthétique à une vision éthique de l'existence. L'esthète, tel Dom Juan, toujours à la recherche d'une nouvelle conquête, est en perpétuelle quête de plaisirs. Il est en quelque sorte esclave de son désir, toujours insatisfait, subissant l'angoisse profonde de ne jamais savoir vers quoi son désir le portera. Tandis que l'homme qui accepte de trancher face à une alternative, prend une décision, met fin à l'angoisse existentielle en traçant un projet qu'il compte remplir. Il prend ses responsabilités à l'égard de lui-même et à l'égard des autres, dans la famille ou dans son travail, et y trouve la satisfaction d'une vie qui prend son sens dans un ensemble de projets, de valeurs et de relations sociales que l'individu s'est édifiés. Ainsi la bonheur a-t-il une chance de se réaliser grâce à la vertu, moins en tant que discipline contraignante, qu'en tant qu'affirmation de soi à la fois dans le présent du tissu social et dans l'avenir esquissé par les projets qu'on s'est donnés.


           Le bonheur, comme état de satisfaction durable, comme sentiment pérenne de la plénitude de l'existence, peut se cultiver à travers des « exercices spirituels », pour reprendre Pierre Hadot, par l'application à développer son excellence propre, sans toutefois sombrer dans une discipline austère et rigide. La bonheur de l'individu implique pour celui-ci la possibilité de réaliser ses désirs et à librement choisir sa vie, sans que ses désirs ne viennent porter atteinte aux projets d'autrui. Ainsi le bonheur peut-il  se réconcilier avec la vertu, dès lors que celle-ci permet à l'individu de mettre fin à ses angoisses, de donner un sens à son existence, et peut-être à devenir véritablement heureux, grâce à la « Philia », l'amour d'autrui, impliquant la reconnaissance de l'autre comme un autre soi-même.


 

1Cette conception apparaissait déjà dans les sagesses antiques, comme une forme détournée de l'épicurisme. Elle fut traduite notamment par le poète latin Horace, qui se déclarait volontiers « pourceau d'Epicure », à travers la célèbre formule « Carpe diem », qui signifie littéralement « Cueille le jour », appel à profiter de chacun instant comme s'il était le dernier, en accomplissant sans attendre le moindre désir.

 

 

Travail réalisé dans le cadre du cours "Bonheur et vertu" de Mme Christelle Veillard

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